Depuis 2018, le Liban sombre peu à peu dans l’effondrement. Comme pour un crash-test, nous avons reconstitué le fil de la crise, pour mieux comprendre les mécanismes d’un collapse qui pourrait bientôt toucher la France.
Pas le temps de tout lire ? Voici les versions podcast et vidéo de l’article.
« Nous sommes au quatrième ou cinquième stade sur l’échelle de l’effondrement d’Orlov, c’est-à-dire celui où plus rien ne peut être fait pour sauver le pays » écrit le franco-libanais Emmanuel Ramia, dans une tribune pour Libnanews.
Surendettement, état en faillite, corruption, hyperinflation, pénuries et manifs… le Liban s’enfonce dans une crise sans précédent qui prend sérieusement des airs d’effondrement. J’en démonte la mécanique, histoire de me faire une idée de ce qui nous attend peut-être.
Lire aussi : 2030, fin du pétrole, fin de partie ?
Rappel : c’est quoi le collapse ?
Dans un précédent article (Le Covid-19, super-accélérateur de l’effondrement), nous expliquions qu’une société techno-industrielle tenait sur 4 piliers d’argiles, dont l’écroulement provoque le « collapse ». Ces 4 piliers sont :
- Les ressources naturelles (climat, biodiversité, agriculture, réserves d’énergies fossiles…)
- L’économie financière (ou « capitalisme financier »)
- L’État de droit (qui protège le citoyen de la loi du plus fort)
- Les réseaux de distribution (eau, électricité, essence, transports, retrait des déchets, commerces de proximité, réseau hospitalier…).
Mon analyse reprendra ce schéma.
Symptômes
Nous avons compulsé plusieurs dizaines d’articles sur la crise libanaise, afin d’en déterminer les principaux symptômes. Voyez ça comme la reconstitution d’une scène de crime.
1-Les ressources naturelles : un pays totalement dépendant des importations
Le Liban n’a ni pétrole, ni agriculture intensive, ni industrie. Il a fait sa richesse en devenant « la Suisse du Moyen-Orient » : un paradis bancaire qui attire les capitaux étrangers.
Le pays importe 85 % de ses besoins alimentaires et d’équipement. Des importations qui se monnayent en dollars.
Or, l’emballement de la dette publique (qui atteint 166 % du PIB) a provoqué, en 2018, une chute brutale de la valeur de la Livre libanaise… justement indexée sur le dollar. Sa parité serait ainsi passée de 1507 LL pour 1 $ à 11 000 sur le marché noir ! Ce crash a provoqué une hyperinflation : les prix ont doublé voire triplé en quelques semaines : le prix d’un paquet de spaghettis ? 5 € ! Conséquence : plus de 65 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté.
2-L’économie financière : l’implosion du système bancaire
À l’instant où les agences de notation ont dégradé la note du Liban, les banques privées ont cessé de prêter aux PME, plaçant la moitié d’entre-elles face à un risque de faillite. Puis, les banques ont illégalement et secrètement transféré des milliards de dollars vers la Suisse.
La crise économique s’est alors muée en crise sociale : récession (-14 %) et chômage de masse (40 % de la population) ont conduit à d’immenses manifestations.
Face à la catastrophe, le FMI offrit une aide en échange de réformes structurelles. Mais les négociations du plan d’aide du FMI sont encore bloquées.
D’abord, le FMI exige une politique d’austérité budgétaire hautement impopulaire, fondée sur la création de nouvelles taxes « sur les pauvres », comme la hausse des impôts sur l’essence, ou la création d’une taxe sur l’utilisation de WhatsApp.
Ensuite, les banquiers s’opposent à un plan de « restructuration de la dette », c’est-à-dire l’effacement d’une partie des créances, qui ne leur seraient pas remboursées.
La controverse : selon Georges Corm – économiste et ancien Ministre des Finances du Liban entre 1998 à 2003, aujourd’hui professeur à l’université Saint-Joseph de Beyrouth – la crise économique libanaise est le résultat d’un détournement du système bancaire organisé par le clan Hariri (au gouvernement au début des années 2000), « couvert par Jacques Chirac et l’Arabie saoudite« . Depuis, le Liban aurait viré à la « bancocratie de type mafieux avec des relations incestueuses entre les banques et les dirigeants communautaires du pays« . Une thèse confirmée par Henri Chaoul, ancien conseiller du ministre des Finances libanais.
3-L’État de droit : corruption à tous les étages et violences policières
L’État libanais est gangrené par la corruption. Voici plus de 10 ans que la comptabilité de l’État est tenue secrète : nul ne sait comment est dépensé l’argent public.
Selon certains économistes libanais, comme Jad Chaaban, les hommes d’affaires ont noyauté l’appareil d’État. « Un député, qui a fait fortune dans l’immobilier, fera tout pour que son secteur ne soit pas trop imposé. Les intérêts privés l’emportent sur l’intérêt général ». Conséquence : les riches ne paient pas d’impôts, et les moins aisés sont les plus imposés.
Autre scandale : la création de plusieurs milliers d’emplois fictifs dans la fonction publique. Un outil pour acheter la paix civile. Sur ce sujet, le Parlement a été réuni pour examiner un projet de loi. Sans suite.
Par contre, face aux manifestants, les forces de l’ordre ont rapidement été déployées. Les grévistes ont été reçus par des tirs de gaz lacrymogènes. Depuis, les heurts entre manifestants et les militaires se font de plus en plus violents, jusqu’à des affrontements qui feront plus de 300 blessés. Pendant ce temps, des gardes du corps d’un ancien député ont tiré sur la foule à Tripoli.
En parallèle, le Président libanais a vivement rappelé à l’ordre les médias, dont il accuse les reportages de miner l’image du pays à l’étranger.
Le 4 août 2020, la négligence des forces de l’ordre et de l’Etat libanais a conduit à l’explosion de milliers des tonnes de produits chimiques dangereux, stockés depuis des années sans contrôle, dans des silos du port de Beyrouth… et ce malgré les récentes mises-en-garde journalistes.
Mi-mars 2021, l’ex Ministre de l’intérieur, Mohammed Fahmi, affirme que « les forces de l’ordre sont actuellement épuisées et incapables de remplir leur rôle (…). Nous avons atteint le fond…Je parle de 90% de nos devoirs, nous ne sommes plus en mesure de les remplir pour protéger le peuple et la nation« . Dans le même temps, le commandant de l’Armée Libanaise, le Général Joseph Aoun, accusait le gouvernement de tenter d’étouffer l’armée en bloquant les budgets.
4-Les réseaux de distribution tombent en miettes
La déliquescence des infrastructures libanaises n’est pas une nouveauté : le pays est connu pour la faiblesse de l’investissement public.
Ainsi, selon un rapport du cabinet McKinsey, le réseau électrique libanais serait le 4è plus déficient au monde. Les libanais sont habitués aux nombreuses coupures d’électricité : le réseau n’étant pas entretenu, ils doivent payer des générateurs de quartier au fioul pour pallier aux coupures. Mais, au printemps 2020, le mauvais temps et le risque de pénurie de fioul ont mis à mal les centrales électriques locales. Le système est au bord du krach.
Mi-mars 2021, la compagnie nationale d’électricité (EDL) a annoncé ne plus être en mesure d’acheter le carburant pour alimenter ses centrales. Depuis l’été 2021, elle ne fournissait plus qu’une heure ou deux d’électricité par jour. En octobre 2021, les dernières centrales électriques se sont éteintes. Les habitants doivent utiliser des générateurs privés à pétrole, extrêmement onéreux.
Mêmes dangers pour l’eau potable : pour s’approvisionner, les Libanais doivent faire appel à des citernes et des fournisseurs privés qui pallient aux pénuries, notamment en été. L’eau a été progressivement privatisée, laissant craindre le pire en cas de sécheresse ou de crise sociale… comme aujourd’hui.
Effectivement, en juillet 2021, l’UNICEF a alerté la communauté internationale du risque d’effondrement des systèmes d’approvisionnement en eau libanais. Faute de carburant et de pièces détachées, la plupart des pompes à eau du pays cesseront peu à peu de fonctionner cet été. Conséquence : le prix du litre d’eau fournit par les fournisseurs privés a grimpé de 200 %. Un coût exorbitant.
Quant aux supermarchés, ils ont été dévalisés en 24 heures, à la suite d’un rush d’achats-panique en prévision du confinement. Le risque d’émeutes de la faim ne peut donc être exclu dans les grandes villes.
Aujourd’hui, la résilience alimentaire du Liban dépend d’initiatives jusqu’alors confidentielles, comme celle de Serge qui s’est engagé depuis 5 ans à créér un réseau de semences libres et reproductibles : le projet Buzuruna Juzuruna (traduire : « nos semences sont nos racines »). Voici leur histoire.
Les catastrophes naturelles s’en mêlent : en automne 2019, des centaines d’incendies se sont déclarés dans les forêts du pays, à cause d’une sécheresse exceptionnelle. Mais les autorités n’ont pas eu les moyens de prévenir les risques, ni d’envoyer des hélicoptères-canadaires… faute de maintenance. Heureusement la pluie a étouffé les feux.
Pour tout comprendre aux problématiques géopolitiques qui s’ajoutent à ces difficultés économiques, voici le dessous des cartes.
Résumé : l’effondrement libanais en 5 moments clés
1-L’effondrement économique : depuis des décennies, le PIB libanais dépend à 80 % de flux étrangers (tourisme et investissements d’argent plus ou moins sale). Les sanctions américaines contre l’Iran, ainsi que la volonté des pays du Golfe de retirer leurs investissements du Liban ont ruiné le pays. 50 % des entreprises ont fait faillite.
2-Automne 2019 : effondrement financier suite à une dévaluation de la Livre libanaise face au dollar. Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban, aurait construit une véritable arnaque en forme de pyramide de Ponzi grâce aux appuis de l’oligarchie politique. Jusqu’ici le système maintenait l’illusion d’une bonne santé économique.
3-L’effondrement politique : depuis près de trente ans, le système politique libanais est gangréné par l’incompétence, la corruption, le népotisme, l’avidité et des comportements mafieux. Le pouvoir politique a perdu toute légitimité.
4-Le 4 août 2020, « La Grande Explosion » : Beyrouth s’effondre, dans tous les sens du terme.
5-Depuis lors : l’effondrement économique et social. Les organismes sociaux sont incapables de répondre à l’appauvrissement extrême de la population (au Liban, il n’y a ni système de retraite, ni revenu de solidarité, ni sécurité sociale). En Mars 2021, l’effondrement du système bancaire est si avancé que les banques interdisent à leurs clients de retirer de l’argent. Selon la plupart des observateurs, une migration de la majeure partie de la jeunesse libanaise est inévitable.
Témoignage
Jean Leclerc, un jeune architecte visionnaire, a voyagé au Liban durant l’hiver 2020. Il nous fait part de ses impressions. « En arrivant j’ai été assez surpris par la faculté de la population à revitaliser les lieux meurtris par l’explosion, le quartier de Mar Mikhael où j’avais mes habitudes est en train de renaitre de ses débris, les espaces d’échanges et de sociabilisations rouvrent petit à petit (…). En ce qui concerne l’explosion du port, je pense que l’âme de Beyrouth est immuable et résiliente aux dégâts matériels. Ce qui m’a d’avantage inquiété c’est la résignation des libanais quant à la situation politique qu’ils subissent (…). La crise économique y ajoute son lot de désolation, après avoir motivé les engagements politiques et fédéré autour d’idéaux communs aujourd’hui déçus, elle force toujours plus de libanais à l’exode. La situation matérielle est difficile car les biens importés sont de plus en plus onéreux, mais à l’exportation cela leur est profitable et beaucoup d’initiatives de production locale sont à l’oeuvre. »
Pour survivre, les libanais se mettent à l’agroécologie
Sur place, des agriculteurs et des militants du bio ont construit des potagers « naturels ». Le bio est un combat au Liban depuis le scandale des pesticides cancérigènes qui a soulevé un vent de protestations en 2009.
Ces protestations ont donné naissance à quelques associations, dont la ferme Buzurna Juzurna.
Mais c’est l’augmentation des prix, depuis 2019, qui a motivé de plus en plus de libanais à créer des espaces de culture un peu partout : terrasses, arrière-cour les maisons, fermes verticales sur les toits… (lire un reportage ici).
Maintenant, les agriculteurs locaux rejoignent le mouvement… les pesticides sont devenus trop chers pour eux ! Bref, l’inflation a provoqué un retour à la terre dans tout le Liban. Mais, sans l’aide internationale (notamment celle de l’agence allemande de développement), il n’auraient pas pu démarrer !
Depuis 2020, l’association Izraa (« Plante ») veut fédérer ces initiatives au sein d’une communauté. Leur groupe Facebook est très actif et instructif… pour ceux qui lisent l’arabe ! Mais un libanais parle très bien de leurs actions dans son blog.
Le véritable problème aujourd’hui, c’est la formation : la plupart des agriculteurs libanais ne savent pas cultiver autrement qu’en « conventionnel » (chimique). Les associations utilisent donc la méthode « Paysan à Paysan » pour transmettre des savoir-faire presque oubliés… en 45 jours seulement !
C’est ça qui nous attend, en France ?
Tant que l’Euro reste notre monnaie, le « scénario à la libanaise » peut être écarté.
En effet, la clé de la crise est ici l’hyperinflation, qui immobilise l’économie et asphyxie financièrement la population. Or, l’euro est un excellent rempart contre l’hyperinflation.
Dis, comment ça marche l’hyperinflation ? Alors, c’est simple : imaginez que vous avez 100 € dans votre porte monnaie. Mais un pote vous prévient que, demain, tous les prix seront multipliés par 2. Vous n’allez pas garder ces 100 euros en cash ! Puisque demain il ne vaudront plus que 50 ! Alors vous investissez dans un bien, vous achetez n’importe quoi qui soit utile (pâtes, clopes, or…) ! Mais si tout le monde fait comme vous, la demande explose… et les prix augmentent. Et bim, l’inflation s’auto-alimente. À partir de là, cela devient un gros bordel hyperinflationniste. Cas pratique : l’Allemagne de 1923. Conséquence : Hitler.
Ensuite, nos infrastructures restent de bonne qualité, notamment s’agissant de l’électricité.
De plus, nous n’importons « que » 60 % de nos consommations… Ce qui est déjà beaucoup.
Enfin, selon le classement de Transparency International, l’appareil d’État français n’est pas (encore) aussi corrompu que celui du Liban.
Pour autant, il suffirait de pas grand-chose pour que tout cela ne s’effrite.
Tous les ingrédients sont déjà dans la marmite : austérité budgétaire perpétuelle, hausse de la dette publique (100 % du PIB), distensions entre les États du Nord et du Sud, omniprésence des lobbies privés dans les lieux de décision publique, fiscalité inéquitable, hausse des importations alimentaires…
Pour aller plus loin, on vous recommande la lecture du témoignage de Charif Majdalani : à Beyrouth, il a vécu l’effondrement de l’intérieur, en direct. Un récit révélateur.