Total /Elf– comme d’autres firmes pétrolières – ont nourri le doute sur la réalité du changement climatique depuis les années 70 et désinformé le public : voilà la véritable affaire du siècle !
ExxonMobil, BP et Shell ont longtemps nié le changement climatique, fait circuler des fake news à son propos et financé des climato-sceptiques. Ils ont dépensé des milliards en lobbying pour entraver systématiquement les actions de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Et continuent.
C’est aujourd’hui au tour de Total d’être sur la sellette.
Dans un article de la revue scientifique Global Environmental Change, intitulé Alertes précoces et responsabilisation émergente : les réponses de Total au réchauffement climatique, 1971-2021, des historiens et sociologues (Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta) pointent la responsabilité de Total dans la fabrique du « climato-scepticisme ».
La revue Terrestres en a publié une traduction intégrale et sourcée en libre accès ici. Et je sles en remercie !
Leurs profits, plutôt que nos vies
On y lit que ces industriels étaient informés de l’impact catastrophique des émissions de G.E.S sur le climat… dès 1971 ! Et qu’il n’en ont pas informé le public, ni envisagé aucune stratégie industrielle pour pallier aux « externalités négatives » de leurs produits.
Au contraire ! La major pétrolière a tout fait pour accroître sa production – l’ère du tout-voiture avec l’émergence des centres commerciaux et de l’avion low cost.
Pire : elle aurait volontairement semé le doute sur la réalité du changement climatique et freiné toute action des pouvoirs publics. Le climato-scepticisme, c’est eux.
L’enquête des chercheurs montre bien comment l’entreprise a passé les étapes du deuil entre 1968 et 2021. Mais du deuil de quoi ? De son business ? Nan ! De la planète !
D’abord, la prise de conscience, puis le déni, puis la colère (par de virulentes attaques contre les scientifiques), puis le marchandage en finançant un lobbying contre les actions de lutte pour la préservation de l’environnement. Et enfin, l’acceptation… que leur business passait avant tout !
Depuis les années 60’… Hier Exxon Mobil, aujourd’hui Total
À la fin des années 60, l’information sur les conséquences climatiques du mode de vie thermo-industriel passait de main en main entre les décideurs. À l’époque, la formulation était la suivante : « l’augmentation du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère qui pourrait peut-être, dans une décade ou un demi-siècle, commencer à poser des problèmes de modification globale du climat terrestre ».
Il faut attendre 10 ans pour qu’un rapport indépendant – le rapport Charney de 1979 commandé par le Président américain Jimmy Carter – ne confirme le lien entre réchauffement climatique et activités humaines. Dix années de perdues.
En 1986, le comité exécutif de Total est alors informé que « l’accumulation de CO2 et de méthane dans l’atmosphère et l’effet de serre qui en résulte vont inévitablement modifier notre environnement. Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la Terre, mais l’amplitude du phénomène reste encore indéterminée« .
Sa réaction ? Les analystes de la firme sortent les flingues : « il est évident que l’industrie pétrolière devra, une nouvelle fois, se préparer à se défendre« .
Dès ce moment, Total fera tout pour tuer dans l’œuf tout projet de taxe carbone. Comment ? En finançant le climato-scepticisme : recherches présentant un réchauffement light, mise en avant des failles dans le consensus scientifique, décrédibilisation de chercheurs indépendants accusés de faire des « descriptions apocalyptiques de l’avenir ».
Une stratégie orientée vers le gouvernement français, mais aussi la Commission européenne qui souhaite créer une taxe carbone à l’échelle de l’Union. Ici, plusieurs compagnies pétrolières se sont associées pour mener un « lobbying féroce ». Conclusion : les propositions d’écotaxe de 1991 et 1994 resteront lettres mortes.
Et ça continue, encore et encore…
Puis, avec les années 2000, vient le temps du greenwashing, de la « responsabilité sociale », etc… jusqu’à ce communiqué de Total, au lendemain de la publication de l’étude, où la major affirme être engagée « depuis 2015 dans une profonde transformation de ses activités avec l’ambition d’être un acteur majeur de la transition énergétique. » À l’horizon 2050.
Avec des énergies renouvelables qui ne dépasseront pas les 1,6 % de sa production d’ici 2025 (selon l’ONG Reclaim Finance) alors que sa production de gaz va augmenter d’un tiers d’ici 2030, on est pas rendu !
Les mots du co-auteur Benjamin Franta, interviewé par Le Monde, sont sans appel : « lorsqu’une entreprise apprend que ses produits ont des effets secondaires nocifs, elle a une obligation morale et, dans certains cas, une obligation légale d’enquêter sur ces effets secondaires, d’en avertir le public et d’agir pour éviter ou minimiser ces effets. Total a fait tout le contraire ».
Quand on sait que les gouvernements prévoient une augmentation de la production mondiale de pétrole et de gaz au moins jusqu’en 2040, alors que les scientifiques les exhortent à « prendre des mesures rapides et immédiates » pour réduire les productions de combustibles fossiles… On peut se demander quelle a été l’influence des compagnies pétrolières sur ces décisions !
À quand un procès ?
Il est probable que plusieurs ONG envisagent déjà un procès contre Total. Procès qui pointerait sa responsabilité dans la fabrique du doute à propos du réchauffement climatique.
48 heures après la sortie de l’article, les choses bougent déjà : la députée écolo Delphine Batho va demander la création d’une commission d’enquête parlementaire, pour savoir si l’État connaissait les « agissements » de Total.
Il faut savoir que Total est déjà assigné en justice pour inaction écologique par 13 villes, dont Nanterre et Grenoble et cinq associations, dont France nature environnement.
Le fondement de ces plaintes est la loi de mars 2017 relative au « devoir de vigilance » qui oblige toute entreprises françaises de plus de 5 000 salariés à identifier les risques que leurs activités font peser sur la santé, les droits humains et l’environnement et à établir un plan d’actions adapté. Dans ces procès, on reproche à Total d’avoir mené des projets industriels, sans avoir rempli ses devoirs de vigilance.
Le saviez-vous ? Selon un rapport du Grantham Research Institut, plus de 1300 procédures judiciaires contre des entreprises accusées de méfaits sur le climat ont été lancées dans le monde depuis 1990, dont 1023 aux Etats-Unis.
Mais obtenir qu’un tel procès ait lieu sera très difficile. En effet : comment imputer une partie du réchauffement climatique à une entreprise ? Les engagements de la COP21 s’appliquent-ils à une entreprise ? Et à quelle entreprise ? Elf, Total ? Voire à quel PDG, à quel ComEx ? Cela n’en finit pas !
Voilà pourquoi il est plus simple d’attaquer les États, comme c’est le cas dans l’Affaire du Siècle, notamment.
Quelle différence ? Majeure ! Un État comme la France a « une continuité », il ne peut déposer le bilan et son financement provient des contribuables. Bref, une condamnation est possible (l’État a d’ailleurs été condamné), mais elle ne le menace guère.
En revanche, une entreprise, elle, peut faire faillite et, surtout, son financement provient d’actionnaires qui peuvent reprendre leurs billes !
Faute de preuves…
En octobre 2019, voici 2 ans presque jour pour jour, à New York, débutait un procès contre la firme Exxon Mobil, accusée d’avoir menti aux actionnaires sur les coûts des émissions de G.E.S impliquées par son activité. La compagnie était notamment pointée du doigt pour avoir caché, depuis des décennies, les « externalités négatives » de ses produits sur l’environnement et mis en doute les conclusions des scientifiques à ce sujet. Ça ne vous rappelle rien ?
Deux mois plus tard, le verdict donnait raison à… Exxon Mobil ! Non, la firme n’avait pas trompé ses investisseurs en leur cachant le coût du changement climatique induit par ses produits. Une grande victoire pour l’entreprise, anciennement dirigée par Rex Tillerson, ex-secrétaire d’État de Donald Trump.
Une décision basée sur un manque de preuves. Les ONG ont fait appel. Elles exigeaient 1,6 milliards de dollars de dédommagements.
Dernière minute : le PDG d’Exxon a été accusé en octobre 2021 d’avoir menti au Congrès américain sur ses connaissances des risques pour le climat. Sera-t-il poursuivi ? Affaire à suivre.
« Le peuple contre… » les pollueurs
En Hollande, une action en justice similaire a été engagée en 2020 contre le pétrolier Shell. Résultat : la firme a été condamnée en mai 2020 à réduire ses émissions de CO2 de 45 % d’ici 2030.
Une victoire pour le collectif « Le peuple contre Shell » qui regroupait de nombreuses ONG : c’est la première fois que la justice ordonne à une entreprise d’émettre moins de CO2 !
Au même moment, dans le Massachusetts, un juge fédéral acceptait de recevoir une plainte contre Exxon, accusé d’avoir « trompé non seulement les investisseurs, mais aussi le public à propos des risques de changement climatique ». Une accusation de « fraude » qui peut tout à fait être jugée dans un tribunal, selon le jugement.
La routourne a-t-elle tourné, comme dirait Ribéry ?
Il faut espérer que les révélations des travaux de Christophe Bonneuil apporteront les preuves qui ont fait défaut dans le procès new-yorkais.
Il est urgent de retirer aux industriels les moyens de détourner l’attention médiatique et politique. Sans quoi, nous ne sortirons pas de la civilisation des énergies fossiles… avant que celle-ci ne se soit effondrée sur nos têtes !