Un monde post-capitaliste est possible. Il existe même déjà, au Mexique. Vive le zapatisme !
Écoutez, écoutez, le bruit de votre monde qui s’effondre, et d’un autre qui surgit. »
Appel du Chiapas, le 21 décembre 2012, date de la fin du monde selon le calendrier maya
Tout commence en 1983
Nous sommes au creux de la Selva Lacandona, la forêt tropicale de l’État mexicain du Chiapas. Trois métis et trois indigènes signent un pacte pour s’affranchir des propriétaires terriens qui les réduisent en quasi-esclavage.
Clandestinement, ils commencent à recruter des rebelles, jusqu’à pouvoir fonder un bataillon, puis un embryon d’armée. Dix ans plus tard, la police fédérale mexicaine tente d’étouffer le mouvement, en arrêtant ses commandants qui prennent le maquis.
1994 sera l’année de la contre-attaque.
Lors d’une révolte surprise, des milliers d’indiens mayas du Chiapas (au Sud-Est du Mexique) prennent les armes contre le gouvernement de Mexico au cri se « Ya Basta ! » (ça suffit !).
À l’origine de cette révolte, on trouve une triple crise :
- économique avec la chute des prix du café,
- politique avec le blocage de la réforme agraire par l’agro-industrie,
- culturelle après 500 ans de discriminations à l’égard des indigènes.
En clair : les zapatistes sont en révolte contre le néolibéralisme, la corruption et le racisme d’État, responsables de l’exclusion sociale de millions d’Indiens.
Pourquoi s’appeler les « zapatistes » ? En mémoire d’Emiliano Zapata, l’une des grandes figures de la Révolution mexicaine du début du 20e siècle.
Répression
Lourdement réprimés par l’armée, les Indiens insurgés vont rapidement se replier dans leur capitale, San Cristobal de las Casas, ainsi que plusieurs villes. Deux années de conflit s’en suivront, jusqu’à un cessez-le-feu fragile.
On assiste alors à plusieurs rounds de négociations difficiles qui aboutiront aux maigres accords de San Andrès (février 1996) sur la reconnaissance des « droits et cultures indigènes ». Chose prévisible : ils ne seront jamais vraiment respectés par Mexico.
Le gouvernement préfère mener une stratégie de pourrissement de la situation et une répression sournoise du mouvement.
La violence est en effet au cœur du combat zapatiste : pendant qu’une unité spéciale de l’armée fédérale quadrille le Chiapas pour enclaver les rebelles, des groupes indigènes anti-zapatistes paramilitaires mènent une guérilla, afin de terroriser les populations et miner la difficile construction des communautés autonomes zapatistes.
Qui est le sous-commandat Marcos, leur porte-parole ? Il s’agit d’un universitaire émigré au Chiapas dans les années 80, avec la ferme intention d’y « allumer » la révolution, façon Che Guevara. Lors de la révolution, il devient chef de l’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et porte-parole du Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI).
« Nous voulons être égaux parce que différents »
Malgré la répression permanente et l’absence d’aide publique, les 38 communes autonomes du Chiapas (un territoire d’une surface proche de celle de la Belgique) sont parvenues à construire leur propre gouvernement parallèle autonome et leurs propres systèmes de santé, d’éducation et de justice.
En 2008, on comptait 5 zones zapatistes, 500 écoles, dans lesquelles 1300 enseignants (promotores) accueillaient 16 000 élèves.
Mais même en 2021, chacune de ces communautés restent des zones à défendre, voire des espaces de combat, toujours menacés.
Comment fonctionne la société zapatiste ?
Elle repose sur 3 niveaux : les villages, les municipios et les Caracoles.
Pour prendre les décisions, les représentants des villageois transmettent leurs « ordres » à ceux des municipios et des caracolès. Oui, j’ai bien dit ordre. Car le principe zapatiste est de « gouverner en obéissant » (mandar obedeciendo), afin que « le peuple dirige et le gouvernement obéisse ».
Les municipios tiennent les registres d’état civil, ont une maison de justice (essentiellement une instance de médiation et de réconciliation) mais pas de prison. Ils ont aussi une école et une petite clinique autonome.
Dans les caracolès, la prise de décision suit toujours un mouvement ascendant : les propositions du « Conseil de bon gouvernement » sont soumises aux représentants de toutes les communautés. Plusieurs allers-et-retours sont alors nécessaires. Une procédure volontairement lourde, afin d’assurer la meilleure décision, mais aussi d’éviter les projets futiles et égocentriques.
Un monde fait de plusieurs mondes
Les zapatistes ont ainsi démontré que l’on pouvait s’affranchit d’un État-nation, c’es-à-dire d’une « abstraction unificatrice », qui nie la multiplicité des communautés et des territoires.
Les zapatistes considèrent que l’hétérogénéité et la pluralité des origines et des expériences sont une richesse. Ils considèrent que leur nation est un monde fait de plusieurs mondes (Un mundo donde quepan muchos mundos).
Qu’est-ce qu’un Caracolès (escargot) ? C’est une coopérative de tribus, réunies au sein de la même bio-communauté (la Terre Mère). Elle dispose de son parlement et de son gouvernement. Ce nom d’escargot est choisi pour exprimer la volonté de lenteur et de prudence de cette instance politique.
« Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes ».
En matière sociale, les villages sont organisés selon des principes inspirés d’utopies sociales comme le familistère de Guise ou les kibboutz.
Concrètement, au sein des villages, les citoyens s’organisent en coopératives de travail, pour le maraîchage, l’apiculture, l’artisanat, l’information, mais aussi pour l’éducation, la santé, et la justice. Chaque activité artisanale (boulangerie, tissage, cordonnerie, menuiserie, ferronnerie) est régie sous un statut de coopératives. Et, entre les villages, les circuits d’échanges de biens et services, on cherche toujours à contourner les intermédiaires, surnommés les coyotes.
Le buen vivir
Le buen vivir est un mode de vie inspiré de la philosophie amérindienne. L’individu est libéré de la compulsion consumériste, de l’appât du gain, de la soif d’argent et de la compétition pour le pouvoir. Libéré de l’injonction de produire, de la tyrannie de l’urgence, du temps mesuré, des machineries et du rendement.
Au cœur de ce mode de vie, on trouve l’entraide, la convivialité, la bienveillance, la créativité, la poésie et l’humour.
Ici, le bien le plus précieux est le temps de vivre (et non pas le simple temps libre).
Ici, tout le monde est à la fois paysan et… médecin, enseignant, parlementaire, juge. Mais cette fonction non-paysanne et secondaire n’est jamais rémunérée par un salaire.
Les professeurs, les élus, les médecins accomplissent leur tâche en comptant sur les dons des agriculteurs ou une forme de « compensation » en nature : d’autres paysans se relaient pour travailler leur terre.
Quant aux tâches administratives et d’entretien, elles sont réalisées par les élèves, les professeurs, les médecins, les ouvriers eux-mêmes. Car « faire par soi-même », c’est se réapproprier sa liberté.
Il en va de même pour les parlementaires qui accomplissent leur tâche par rotation de 2 semaines, avant de revenir à leurs activités paysannes.
Il n’y a ainsi aucune professionnalisation du personnel politique. Aucun « technicien de la chose publique ». Les mandats, non renouvelables, sont révocables à tout moment. La décision n’est ainsi jamais confiée à des sachants ou des experts. L’élu n’est qu’un porte-voix. D’ailleurs il n’est même pas rémunéré. Voilà pourquoi personne ne désire ce job ! Ceux qui sont élus le sont souvent sans le vouloir et en faisant la grimace.
Viva zapata !
Voici près de 20 ans que les zapatistes mènent une révolution anthropologique, une rupture totale avec l’Occident moderne. Une civilisation non étatique, non productiviste, loin des valeurs occidentales (l’argent, l’État, l’Homme), auxquelles elle oppose les valeurs de solidarité, de communauté et de diversité.
Depuis bientôt 20 ans, leur forme d’auto-gouvernement et de vie collective, mêlant tradition autochtones et initiatives post-modernes, reste une des seules alternatives concrètes qui ait su résister aux assauts du modèle capitaliste et représentatif occidental.
En 20 ans, ils ont démontré au monde que l’on peut faire de la politique sans État, ni technocrates, ni faste. Une politique du concret et des territoires, qui soulève des questions à chaque étape (caminar preguntando), qui cherche la meilleure méthode pour répondre au problème (buscar el modo), qui trouve un chemin plutôt qu’un résultat.
Depuis près de 20 ans, le soulèvement zapatiste montre qu’un autre mode de vie est possible. Il est un espoir pour tous ceux qui veulent emprunter un autre chemin. Il représente le véritable berceau de l’altermondialisme et des futurs mouvement sociaux dans le monde.
Colonisation à l’envers
En octobre 2020, des zapatistes ont pris la mer pour visiter l’Europe. Ce rare voyage hors de leurs frontières a pour but de soutenir l’effort de lutte contre le capitalisme hétéropatriarcal.
Cette délégation baptisée Escadron 421 est composée de 4 femmes, 2 hommes et 1 transgenre. Elle a pris le large après un rituel traditionnel, avec encens et gestes de purification. Leur visite a pris la forme de rencontres à petite échelle, où les délégués ont raconté leurs histoires, leur réussites et leurs échecs.
Une sorte de « colonisation à l’envers ». Les européens ont découvert l’Amérique ? Les indiens du Chiapas vont conquérir l’Europe !
Bibliographie
La rébellion zapatiste, de Jérôme Baschet (Flammarion, 2005)
Justicia Autónoma Zapatista, de Paulina Fernandez Christlieb (2014).
Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014)