Le grand chambardement, leçon du confinement (2)

par Tom Tirabosco pour "Sous Sols" (Futuropolis)

Enfermés chacun chez soi, le dessinateur Tom Tirabosco et l’auteur Pablo Servigne s’écrivent pour se raconter leurs confinements, l’un à la ville, l’autre à la campagne…
Deuxième échange (avril 2020).

Lire le premier épisode ici

Genève, le 14 avril 2020

Cher Pablo,

C’est extraordinaire de te lire et de se rendre compte que, même toi, tu ne l’avais pas prévu sous cette forme le fameux grand chambardement.

Comme tu sais, en Suisse nous sommes moins confinés qu’en France et, pour l’instant, notre Conseil Fédéral à Berne gère la situation de manière plutôt modérée, avec moins d’hystérie et de contrôles que chez vous.

La police amende de Fr. 100.- chaque membre d’un groupe de plus de 5 personnes et qui ne respecterait pas les distances de sécurité de 2 mètres. Mais globalement les citoyens jouent le jeu et la courbe des infectés est en train de descendre, on commence même à parler d’un déconfinement progressif d’ici une semaine.

Nos hôpitaux ne sont pas dans une situation catastrophique, il y a encore des lits libres et toutes les “unités urgence Coronavirus” mises en place par l’hôpital cantonal de Genève ne sont pas pleines.

Ok, je te passe le descriptif des immenses queues à l’extérieur des supermarchés, de l’interdiction absurde des petits marchés de producteurs locaux au détriment de la grande distribution.

Avec Anita nous nous baladons le week-end et avons la chance de nous aérer sans devoir montrer constamment des autorisations, et les flics sont plutôt bienveillants (pour l’instant). Ce qui donne une ambiance étrange, moitié vacances, moitié “peur sur la ville”…

Mais il faut bien le reconnaître, ce calme et ce ralentissement est tellement agréable… et cela malgré l’angoisse de ne pas savoir de quoi demain sera fait.

Y aura-t-il des ruptures d’approvisionnement de produits frais ?
Devra-t-on garder ces prochains mois (années) les distances de sécurité entre nous ? En tous cas, le retour à “l’anormal”, on le sent déjà pointer du nez et c’est ce qui m’angoisse le plus. Les aides financières aux grands groupes et aux compagnies d’aviation sont évoquées et les petits indépendants, évidemment, sont les grands oubliés des aides publiques.

Je fais partie comme toi des privilégiés : j’ai un grand appartement, un atelier (que tu connais) où je vais chaque jour à vélo, mon quotidien globalement n’est pas trop chamboulé. Je suis également enseignant à mi-temps et je fais des retours par mail à mes élèves de l’école de bande dessinée de Genève.

Malgré la crise, j’ai pour l’instant pas mal de boulot et de commandes en tant qu’illustrateur indépendant.
Mais pour combien de temps encore ?
Ma situation financière est fragile.

Des grandes questions nous assaillent et nous font discuter des heures avec Anita et avec François, un très cher ami médecin avec qui j’échange chaque jour par téléphone.

Il a attrapé le virus comme beaucoup de gens autour de moi, comme le dessinateur Joe Sacco d’ailleurs que tu as rencontré à Genève lors du FIFDH [ Festival International du Film et forum international sur les Droits Humains ]. Joe a emporté le virus avec lui à Portland. J’ai eu de ses nouvelles depuis, il va bien et se désespère de la gestion de la crise dans son pays.

Ce matin sur France Inter j’entends enfin les paroles que je souhaitais entendre depuis le début de cette pandémie et c’est le philosophe André Comte-Sponville qui les articule : “ Attention de ne pas faire de la santé et de la médecine la valeur suprême de nos vies… en lieu et place des valeurs de liberté, justice et d’amour. Ne PAS attraper le Covid-19 ne doit pas être un but suprême dans l’existence ! ”.

Il relativise le nombre de morts du Coronavirus, au regard de toutes les autres maladies et catastrophes qui emportent chaque année des millions de personnes. Mon pote médecin François est d’accord aussi avec la question de plus en plus urgente de la proportionnalité entre la gravité de la pandémie et les mesures mises en œuvre pour la stopper.

Il me rappelle d’ailleurs qu’une partie de la médecine, sous couvert de santé publique, a toujours été tentée par le contrôle du corps social et l’Histoire par le passé nous l’a souvent prouvé. “ Si pour éviter la maladie, je dois vivre isolé dans une éprouvette, alors non, je préfère prendre le risque de vivre et de mourir à l’extérieur ! ” me dit-il.

À bientôt cher Pablo et que ce printemps magnifique nous transmette sa force et sa douceur.

Tom

Le grand chambardement 2 - Le progrès est un monstre
@Tom Tirabosco

Drôme, le 18 avril 2020

Cher Tom,

Ah ! J’imagine très bien l’ambiance en ville, et je vois aussi les tours que tu fais à Genève… Vous êtes quand même bien lotis ! Je suis étonné que tu sortes autant, ça semble quand même beaucoup plus souple en Suisse qu’en France, en tout cas au dire des sites web, ma seule fenêtre vers l’extérieur…

Ici à la campagne, je ne vais pas te le cacher, nous sommes aussi des privilégiés !
Les jours défilent tranquillement, ou plutôt coulent, comme de l’eau entre les doigts de la main. Ils se ressemblent tous, car il n’y a pas de rituels d’école pour nous rappeler le jour de la semaine, nous n’écoutons plus la radio à la maison – je ne sais pas pourquoi -, et la télé, nous n’en avons jamais eu.

Je n’ai plus de dates « extérieures » qui balisent mon agenda, je n’ai plus vraiment d’échéances, sinon plein d’articles à écrire, plein de courrier à répondre, plein de livres à lire, plein de visioconférences. En vrac.

Les jours qui ont suivi le début du confinement, j’étais comme sidéré, boulimique d’informations, je me suis goinfré d’articles, de tribunes, d’analyses, de vidéos, je voulais tout savoir, tout analyser, tout comprendre… Nous vivons quand même un événement majeur et inédit, historique, peut-être une étape importante dans un possible effondrement systémique, alors je voulais en être !

Côté bouffe, ça s’est aussi ressenti : je me suis goinfré. Serait-ce la peur de manquer ? Ou alors la vue quotidienne de toute cette bonne nourriture stockée dans nos armoires ? Ou tout simplement la boulimie d’informations, je voulais tout, tout de suite, et vite !

Résultat, fin mars, j’ai saturé. Tout s’est embrouillé dans ma tête, trop d’infos, trop de sollicitations, trop de trucs à partager, trop de messages, trop de visioconférences, trop d’applis sur le téléphone, trop de tout…

Alors j’ai fermé les écoutilles. Je me suis recroquevillé, tu sais, comme un hérisson, ou plutôt comme les petits cloportes qui se transforment en parfaites petites boules noires et brillantes dans l’humus de la forêt.

J’ai ralenti, je me suis recentré, et j’ai jeûné.
Pendant cinq jours.

J’ai eu besoin de faire le vide, de calmer cet immense brouhaha médiatique assourdissant et extrêmement addictif.

Quand j’ai rompu le jeûne et repris les activités, j’ai eu les idées beaucoup plus claires, et les priorités se sont dessinées d’elles-mêmes. C’était beau de faire le vide, de prendre le temps de revenir à l’essentiel, de le découvrir. « Dé-couvrir ». Enlever des couches. Aller voir ce qu’il y a au cœur. Qu’est-ce qui me donne de la joie ? Qu’est-ce qui est essentiel ? En quoi puis-je aider ? Où est ma place ?

C’est là que j’ai reçu ta lettre, ça m’a fait du bien de retrouver le temps long de l’écriture et de l’intériorité. Merci pour ça ! C’est vrai qu’il y a une urgence, mais elle va durer des décennies, il ne faut pas s’user maintenant, il ne faut pas s’effondrer avant l’effondrement.

Alors je vais continuer à défricher le terrain, à comprendre, mais à mon rythme et en complémentarité avec les amis qui eux aussi gambergent pas mal en ce moment.

Alors c’est quoi l’essentiel ?

Ici, finalement, c’est assez simple : s’occuper du potager, des travaux à la maison, des enfants ; lire, écrire, et communiquer avec les proches. Dehors, dedans. Des moments ensemble, des moments seuls. Un rythme à prendre.

C’est là que nous mesurons la chance d’avoir de l’espace, un jardin, des champs et des forêts, d’avoir des enfants qui se débrouillent un peu, qui peuvent sortir jouer dehors librement, faire du vélo…

Franchement, on n’est pas à plaindre. En fait, d’un point de vue familial, c’est même une période très agréable, pour ne pas dire exceptionnelle. À tel point que je me demande si je ne vais pas continuer comme ça.

Avec les voisins aussi, c’est toujours très fluide et l’entraide est bien rodée : groupe Whatsapp, approvisionnements en commun, inventivité sur les solutions d’autonomie, etc. On est entré dans une sorte de routine, et les jours s’enchaînent : potager, travaux, enfants, lecture, écriture, potager, travaux, etc. Les différences de rythme se jouent au niveau de la météo : pluie ou soleil. Ce n’est pas grand-chose, mais ça change tout, évidemment.

Il faut dire qu’ici au village, personne n’est tombé malade. Enfin si, au début du confinement, plusieurs enfants du hameau et une voisine ont eu de la fièvre, puis c’est vite passé. Rien de grave. On ne sait pas si c’était le Covid-19, alors on a tenu les mesures de confinement. Et depuis, RAS.

J’y repense : nous avons eu une situation similaire au hameau il y a un an, une catastrophe qui a soudé les familles du village : la maison d’un voisin a entièrement brulé. C’était vers 23h, nous allions nous coucher, et des cris ont retenti à l’extérieur. Un incendie démarrait dans le garage des voisins, tout le hameau s’est retrouvé dehors, en pyjama, en caleçon, à courir partout.

Les flammes étaient déjà trop importantes, impossibles de les arrêter, même avec nos seaux d’eau et nos tuyaux d’arrosage. Les pompiers ont mis une heure à arriver et n’ont pas pu arrêter le gigantesque incendie.

La maison a brulé devant nos yeux, toute la nuit, sans faire aucune victime, heureusement, mais avec toutes les affaires des voisins. Ils ont tout perdu. Nous avons lutté pendant des heures pour éteindre les braises qui se répandaient autour, pour sauver des affaires, pour prendre soin de la famille touchée.

La commune a immédiatement aidé, les voisins, les autres hameaux… Une solidarité massive, indiscutable, généreuse, prioritaire. Et entre nous, au hameau, au cœur de la catastrophe, des liens beaucoup plus profonds, de fraternité, de celle qui naît dans une situation de vie ou de mort, de souffrance commune. Sym-pathie. Souffrir ensemble.

Chaque catastrophe porte en elle les capacités de nous renforcer en tant que collectif.

Bien sûr ça dépend des catastrophes, mais il n’y a qu’à penser aux attentats de Paris, aux inondations… Ce sont de magnifiques opportunités de se souder, et aussi parfois de se diviser, c’est vrai, car ces situations révèlent l’essence de chacun, son courage, sa lâcheté, son éthique. C’est cela qui est beau dans l’époque que nous vivons. Une révélation, une apocalypse, finalement. Non ?

Bref, je m’emporte, mais tu vois bien, tout ce bazar n’a pas vraiment changé notre vie à la campagne. Il y a même du mieux : ça m’a un peu plus ancré. Maintenant, nous n’avons pas le choix, il faut faire le potager, il faut apprendre à tenir plus longtemps sans magasins, il faut connaitre et soutenir les producteurs locaux, il faut faire l’inventaire de ce qu’on peut produire dans la vallée (et donc de ce qu’il nous manque), il faut faire l’école à la maison, il faut apprendre à renoncer aux voyages superflus, il me faut être rigoureux dans mes analyses, cette fois c’est là, pour de vrai.

Dorénavant, plus question d’aller vadrouiller en voiture ou en TGV n’importe où. Et crois-moi, les prochains voyages seront bien choisis, nécessaires, qualitatifs. Et pourquoi pas lents, tiens.

C’est vrai, le confinement a aussi apporté du « moins bien » : le manque physique des rencontres amicales hors du hameau, l’overdose de courriels, de téléphone portable et de visioconférences. Pour l’instant, je ne vois pas d’autres défauts, mais je n’ai pas assez de recul.

Je me dis qu’il faut que je fasse l’inventaire… Tu l’as fait toi ? Le tri entre l’essentiel et le superflu ? Ce que tu garderas précieusement dans ta vie d’après la pandémie, ce à quoi tu renonceras ? Ce que tu retrouveras d’essentiel, et ce que tu ne reprendras pas ? Les deuils et les retrouvailles, célébrés.

Avec Gauthier et Vincent, des amis du « mycélium » belge, on se dit depuis des années qu’il faudrait qu’on organise des rituels collectifs pour partager et célébrer tous ces choix, toutes nos avancées vers l’essentiel, vers ce qui a vraiment du sens dans ce monde en ruines. Gardons cette idée pour l’« après »… Mais réfléchissons-y dès aujourd’hui !

Dans la vallée, les petits producteurs et beaucoup de citoyens ont fait pression au début du confinement (grâce au groupe local Covid – Entraide) pour que le marché de la ville, qui était interdit, soit maintenu. Finalement, on a eu gain de cause, le marché a rouvert. Alors je suis allé voir. En un mois, je suis descendu deux fois à la ville (c’est une heure en voiture aller-retour), avec un masque, et en mode furtif, pour les courses. Sans être contrôlé.

D’habitude j’aime aller en ville, mais pas là. L’ambiance citadine était un peu désolante. Il y avait de la tristesse dans l’air, un parfum de colère aussi, et de résignation, et pas grand monde. Au marché, les gens étaient dispersés, consignes obligent. Il y avait moins de stands, des producteurs énervés, méfiants, soumis, ou indifférents, et des patrouilles de la gendarmerie vérifiaient que les consignes de distanciation étaient suivies.

On était là pour acheter de la nourriture pas pour taper la causette ! C’est un comble au marché du samedi matin, surtout qu’il faisait beau…

J’ai eu le sentiment que la population allait finir par péter les plombs, que ça ne tiendrait pas longtemps. Et puis ça tient, tu vois, les gens finissent par s’habituer à tout. J’imagine que dans deux mois, beaucoup de gens ne voudront même pas sortir du confinement, tu verras !

Dans ta lettre, tu m’invitais à écouter une émission d’André Compte-Sponville. C’est vrai, il a raison. Nous nous focalisons sur la question sanitaire, mais elle ne doit pas occulter le reste.

Il y a un délicat équilibre à trouver entre le risque de complication de la maladie et le risque de complication du confinement, entre l’urgent et l’essentiel. Je crois qu’il va falloir qu’on devienne rapidement compétents dans cette distinction fondamentale, car on va devoir s’ajuster toute la vie…

Fin mars, un vieil ami de fac m’a appelé, ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas parlé ! En fait, c’était pour m’annoncer qu’un ami commun, avec qui on faisait les 400 coups à trois il y a vingt ans, était effondré : son fils de 6 ans venait de se tuer.
En jouant dans le jardin. Un gros coup sur la tête. Instantané.

Un accident.

J’étais sidéré.

J’ai un fils de 6 ans aussi…

C’est atroce.

En plein confinement. On ne peut même pas aller les voir, les prendre dans nos bras… Le deuil va être compliqué… infini, insondable.

C’est ça notre époque. L’urgent et l’essentiel. Et l’imprévu. En géant.

Je t’embrasse, avec de la tristesse et un cœur gros comme ça.

Pablo

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