Le grand chambardement : les leçons du confinement (1)

Le grand chambardement - Personnage pendant le confinement
@Tom Tirabosco

Le grand chambardement est le nom donné aux échanges épistolaires entre un rat des villes (Tom Tirabosco) et un rat des champs (Pablo Servigne), dont voici le premier épisode.

Le dessinateur Tom Tirabosco et l’auteur Pablo Servigne se sont rencontrés à Genève en mars 2020, au tout début de la pandémie. Quelques jours plus tard, enfermés chacun chez soi, ils ont commencé à s’écrire pour se raconter leur confinement, l’un à la ville, l’autre à la campagne…

Genève, le 27 mars 2020

Cher Pablo,

Je commence ici ce premier échange de lettres entre un « rat de ville et un rat des champs » suite à notre rencontre à Genève début mars. En t’écrivant, je me dis qu’il serait intéressant de témoigner chacun de notre côté de ce que nous vivons, moi à la ville, toi à la campagne…

Je t’envoie donc ces quelques dessins et t’écris depuis Genève, une des villes les plus riches du monde… la deuxième ville après Chicago pour le négoce des matières premières, la ville du luxe et de la finance, mais aussi la cité de Calvin, “Rome protestante”, ville refuge durant des siècles pour tous les dissidents du monde, ville qui vit naître la Croix-Rouge ainsi que les grandes conventions internationales, ville qui accueille les sièges de l’OMS et de l’ONU…

Genève la douce et délicieuse, Genève qui se la pète trop souvent, Genève que j’aime.

Après 15 jours de semi-confinement, nous vivons comme la presque totalité du monde au rythme du Covid-19. Les rues ne regorgent plus de leur agitation habituelle et les terrasses bruyantes se sont soudainement tues.

Genève la puissante et consumériste, Genève s’est soudain transformée en modeste ville de province, perdue sur la carte de cette épidémie mondialisée. Même le fameux panache blanc du jet d’eau, symbole touristique de la ville, s’est arrêté.

L’ambiance n’est plus à la fête et aux apéros où l’on parle anglais et russe. Quelques passants errent encore mais les rues et les grands boulevards se sont vidés du trafic automobile qui me faisait enrager il y a encore peu. Les Porches Cayenne sont muettes, immobilisées dans leurs garages privés.
Ce ralentissement, je l’ai si souvent rêvé… un misérable virus l’a fait.

Et pourtant…

Le grand chambardement - Genève durant le confinement
@Tom Tirabosco

Et pourtant…
Cette décroissance forcée, je ne l’ai pas rêvée ainsi, imposée de manière si brutale.
Librairies et petits négoces déjà en faillites, bistrots à terre, commerçants désespérés, artistes et compagnies sur la paille, médias anxiogènes, comportements hystériques, décomptes macabres, virologues et autres épidémiologistes soudainement hissés au rang de prophètes, je balance et tangue à l’intérieur de moi, tiraillé entre la jubilation du “message” que la terre épuisée nous adresse et l’angoisse de devoir (enfin) tourner la page.

Et toi Pablo, dans tes montagnes du Sud, comment vis-tu le début du grand chambardement ?

Lire aussi : Le grand chambardement, chapitre 2 (à venir la semaine prochaine).

Cher Tom,

J’ai bien reçu ta lettre. Merci ! Elle m’a beaucoup touchée. Je me demandais justement comment vous alliez Anita et toi.

C’est étrange, nous nous sommes vus il y a quelques jours, mais cela fait une éternité, par les temps qui courent. C’était chez toi, dans ton appartement de Genève, début mars, pendant la pandémie.

C’est étrange de dire cela, pendant la pandémie, car je me souviens de cette rencontre comme d’un moment de partage, d’amitié et d’insouciance, je me souviens que « l’info » de la pandémie rôdait, qu’elle s’immisçait dans nos blagues et nos conversations, mais pas encore dans nos comportements.

« Elle » était là, sans vraiment l’être, exactement comme les mauvaises nouvelles de catastrophes et d’effondrements que j’annonce depuis des années.

Dans ton appartement, à l’époque, il fallait faire un effort pour y croire. Je me souviens que toi et moi essayions d’être sérieux, car nous connaissons les risques et notre sensibilité respective pour ces questions d’effondrements, mais j’ai l’impression que nous n’y croyions qu’à moitié, comme si la pandémie n’allait finalement pas arriver, ou qu’elle passerait vite, comme d’habitude.

Tu sais, les bouleversements incroyables ne viennent jamais à nous, les privilégiés des pays riches. Les très mauvaises nouvelles, comme les beaux projets de transition ou de décroissance, restent toujours au stade des effets d’annonce, nous nous sommes habitués à ce qu’ils ne viennent jamais.

Pourtant, elle était bien là cette pandémie. En Suisse ! Elle était présente dans ces mesures étrangement autoritaires que le gouvernement prenait déjà, comme l’annulation du grand Festival du Film International des Droits de l’Homme auquel j’étais invité comme orateur, et qui s’est finalement déroulé en streaming sans spectateurs présents sur place.

C’était une bonne idée, non ? Quoique finalement, à revoir les choses, j’ai quand même été sur place, et nous avons été assez inconscients, je trouve, entre orateurs et journalistes… mais bon, comme tout le monde je suppose, nous ne savions pas ce qui nous attendait.

Le lendemain de mon retour, avec l’équipe de la revue Yggdrasil, nous annulions une grande rencontre-débat dans un grand salon du Bio à laquelle nous avions été invités. Une très grande ville de France, avec des milliers de personnes… le préfet ne l’avait pas annulée, contrairement à la Suisse !

Alors, notre équipe a quand même décidé de ne pas y aller, par principe de précaution, afin que les gens ne se déplacent pas au Salon. Mais devant les protestations des organisateurs, et par loyauté et amitié, nous avons quand même cédé à la visioconférence. Je n’étais pas vraiment sûr de mon coup.

J’avoue avoir un peu culpabilisé de ne pas y être allé, puis culpabilisé d’avoir quand même vu tous ces gens s’entasser dans une salle pour nous voir à l’écran. Beaucoup nous en ont voulu, je pense, de ne pas y être allés.

Cinq jours après, pris par les remords, j’ai cédé en allant à un petit rassemblement à Arles, pour soutenir une amie dans les élections municipales.

C’était maintenu, et personne ne voyait vraiment venir le tsunami. Je me souviens juste que, pendant la soirée, la bourse dévissait, Macron faisait une grande allocution, nous étions nombreux sur nos portables, par intermittence, fascinés, debout dehors dans la nuit, avec notre bière, avec le visage baissé et illuminé par le petit écran.

Les gens ne se serraient pas vraiment les mains, même entre amis. La bise non plus. Enfin, si, un peu. Certains le faisaient, les « rebelles » qui n’avaient pas peur, ni d’une grippe ni de la propagande gouvernementale. On en rigolait quand même, en reprenant une bière ou un verre de vin. Les discussions oscillaient entre le sérieux, la gêne et le je-m’en-foutisme, un cocktail idéal pour faire sortir des blagues, histoire de ne pas gâcher la soirée.

Après coup, je me dis que j’ai quand même participé à réunir 800 personnes dans une salle confinée dans une grande ville, puis 100 personnes dans une plus petite salle. C’est étrange, j’ai culpabilisé d’avoir annulé, puis d’avoir maintenu. Mais bon, tout ça, c’est après coup. 

Sur le moment, je pense qu’on fait au mieux. Sans expérience, il n’y a que l’intuition qui compte.

Avant de revenir dans ma vallée, en revenant d’Arles, seul et en voiture, j’en ai profité pour aller remplir la voiture de vivres, juste avant le grand rush, avant les grands discours de Macron. Avant le confinement.

L’intuition, tu me diras, oui, mais aussi le réseau d’amis collapsologues très informés, très vigilants, et parfois assez paranos, il faut bien l’avouer. C’est comme ça que je les aime. Il faut de tout pour faire un monde ! On s’envoyait beaucoup de messages sur le portable, on s’appelait, on ajustait nos analyses, et ça me faisait flipper.

En revenant à la maison avec mes courses de survivalistes, une voisine s’est moquée de moi. Je m’en souviens, car pour une fois je n’ai pas été gêné ni déstabilisé. J’étais ancré, sûr de mon coup. Je lui ai dit, en rigolant, que je partagerai avec elle quand le temps viendra… Quelques jours après, quand la chape de plomb du confinement est tombée sur la France, elle s’est excusée et m’a avoué que c’était sa peur qui l’avait fait réagir comme ça.

Ici, nous sommes à la campagne, perdus dans un petit hameau, perdu dans une vallée.

Aller faire des courses, de toute façon, c’est toujours toute une affaire, on y passe l’après midi, on fait beaucoup de voiture et on remplit le coffre du break. Cette fois là, il y avait juste un peu plus. Je visais une autonomie d’un mois, sauf en légumes frais.

Au hameau, l’ambiance était étrangement très agréable. Le début du confinement a été comme un branle-bas de combat, comme une préparation à une invasion étrangère, ou plutôt comme si nous allions subir un siège.

En mode bonne humeur, chacun dans sa famille cloisonnée, mais en coordination efficace entre voisins, nous préparions les semaines à venir, avec l’horizon d’autonomie, portés par le soleil du printemps, et avec mon frère et sa compagne qui nous avait rejoints.

Comme une grande famille, comme un super organisme qui s’attèle, chacun prenait soin des autres, demandait des nouvelles des autres, savait les forces et les faiblesses des autres. L’autonomie, ou plutôt la recherche d’autonomie a quelque chose de profondément satisfaisant, de joyeux.

L’entraide et la joie étaient dans l’air, c’était palpitant.

On était dans le concret, on avait un objectif commun, c’était comme un « effort national » en miniature dans notre petit bled. Beaucoup d’entre nous étaient prêt depuis longtemps, mais moins par adhésion aux idées collapsologiques que parce que c’est juste la vie à la campagne, l’autonomie, la débrouille, l’artisanat, l’entraide spontanée entre voisins.

Surtout en montagne, où le climat peut être rude. En tout cas, ce sont ces tropismes qui nous ont arrachés à la ville il y a six ans, pas la peur du collapse : la recherche joyeuse d’autonomie, de convivialité et de sauvage.

Juste avant le confinement, il y a eu les élections municipales. J’ai fait deux heures comme assesseur, c’était la première fois. Les mesures étaient très bien respectées, le gel, le sens de circulation, etc.

J’étais le seul à porter un masque, mais je n’avais pas honte, car il y a beaucoup d’électeurs agés, et je revenais de Suisse et d’Arles, avec peut-être un virus…

Je ne voulais pas tuer mes voisins !

L’après-midi des élections, avec d’autres parents d’élèves de notre petite école, nous avons fait une réunion improvisée pour organiser la scolarisation des enfants pendant le confinement à venir, organiser le cloisonnement de familles, ouvrir des groupes Whatsapp au sein du village, de la vallée, etc.

La réunion était étrange, ça discutait dans tous les sens, ça rigolait, mais il y avait un ton sérieux, car on savait au fond de nous que ça pouvait être la dernière réunion physique avant longtemps. Certains n’y croyaient pas, j’en suis sûr, mais contrairement à d’habitude, ce n’était pas la majorité, alors ils se sont tus, et on est même parti sur le scénario le plus « cloisonné », par principe de précaution. Mon côté lanceur d’alerte a été surpris. Comme quoi.

Aujourd’hui, c’est jeudi. Sur mon appui de fenêtre, j’ai ton dernier livre, celui que tu m’as offert il y a deux semaines, Trente oiseaux morts. Des beaux dessins d’oiseaux posés par terre, endormis, sans vie, en noir et blanc.

C’est magnifique, ce deuil, ces images du « printemps silencieux » qui s’annonce depuis un demi-siècle.

Mais en ces jours de printemps, derrière ton livre, à travers la vitre, je vois des fleurs qui sortent avec un enthousiasme que je ne leur avais jamais vu, sur un ciel bleu limpide sans une seule trace d’avion, et sans le bruit de fond industriel que ces machines distillent sans cesse dans nos campagnes.

Les chants d’oiseaux sont clairs. Je ne peux m’empêcher d’y entendre un immense pied de nez, un énorme « même pas morts ! ». Quand je sors, je n’entends que ça ! Les oiseaux. Le silence a changé de camp. Ou plutôt la vie a changé de camp. 

Avec l’avancée du printemps, il y a des nouveaux chants, les espèces sont toujours plus nombreuses. Ils reviennent de leurs migrations, retrouvent les casaniers. Chaque jour, donc, des chants de plus en plus colorés s’entrecroisent, comme s’ils se passaient le mot, comme s’ils rameutaient la galerie pour discuter de l’énorme événement qui est en train d’arriver, là, à «ceux d’en bas», comme un immense bistrot.

« – Eh ! Venez voir ! Il se passe quelque chose d’étrange en bas !
– Oui, je sais. Tu ne croiras jamais ce que j’ai vu en Espagne… 
»

Hier, j’ai entendu le coucou, il est arrivé. « Coucou ! »

Je t’embrasse et attends de tes nouvelles.

Amitiés, Pablo.

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