Jem Bendell nous dit tout (ou presque) sur le mouvement Adaptation Radicale

Jem Bendell fondateur du mouvement Adaptation Radicale
@Marie Doucedame

Selon Jem Bendell, fondateur du mouvement Deep Adaptation (Adaptation Radicale), il est grand temps de proposer des stratégies bien plus audacieuses que les stratégies classiques d’atténuation ou d’adaptation au dérèglement climatique. Genèse et entretien.

Et s’il était désormais impossible d’empêcher un emballement climatique et donc d’éviter un effondrement sociétal ? C’est le constat du mouvement d’origine anglaise Deep Adaptation (Adaptation Radicale), qui s’implante en France. Ce jeune mouvement est né après la publication d’un article de Jem Bendell, professeur d’université sur le développement durable à l’université de Cumbria (Grande-Bretagne).

Adaptation radicale : la genèse

Sorti de la prestigieuse université de Cambridge en 1993, Jem Bendell a accompagné plusieurs grosses ONG environnementales (WWF, label FSC…) dans leurs relations avec les entreprises.
Il a ensuite fondé l’institut IFLAS (Initiative pour le leadership et la durabilité), au sein de l’université de Cumbria.

En 2018, il compile de nombreux travaux scientifiques sur le climat et en vient à la terrible conclusion : un effondrement sociétal est désormais inévitable. Pour lui, il est trop tard pour revenir en arrière, il est donc urgent de s’adapter dès maintenant à l’emballement climatique et à l’effondrement de la société qui en découle. Il est grand temps de proposer des stratégies bien plus audacieuses que les stratégies classiques d’atténuation ou d’adaptation au dérèglement climatique.

Il rédige un article pour s’engager alors dans ce qu’il appelle un « programme d’adaptation radicale », un guide pour naviguer dans la tragédie climatique, avec ses principes fondamentaux, « les 4 R » : Résilience, Renoncement, Restauration, Réconciliation.

Jugé trop catastrophiste, cet article sera refusé par une revue académique spécialisée dans le développement durable. Il le publie alors sur le site de l’ILFAS, comme un document de travail. Là, tout s’emballe. Les réactions sont nombreuses et vives, tant dans le milieu académique que chez les activistes pour le climat.

L’auteur répond aux critiques et publie beaucoup sur son blog. Son article est téléchargé des centaines de milliers de fois en quelques mois, période pendant laquelle émerge partout dans le monde Extinction Rebellion, le mouvement de désobéissance civile pour le climat, la biodiversité et la justice sociale.

Ainsi, Deep Adaptation devient très vite un mouvement international et se structure, notamment grâce à un forum sur Internet. Son objectif : donner aux internautes l’occasion de se rencontrer et de réévaluer leur travail et leur vie face à la possibilité d’un effondrement sociétal à court terme.

Ses propositions sont évidemment destinées à aider les groupes et des individus qui sont convaincus qu’un effondrement sociétal ne peut plus être évité. Jem Bendell propose de voir cela comme une direction plutôt qu’un programme politique exhaustif. Il s’adresse aux chercheurs, mais aussi au grand public, avec beaucoup d’intelligence émotionnelle, tant sur le plan scientifique que sur les plans spirituel et politique.

Il ne s’attache pas à prouver le caractère inévitable d’un tel effondrement, car c’est scientifiquement impossible et cela impliquerait une discussion bien plus approfondie sur les facteurs sociaux, économiques, politiques et culturels. Mais il en est convaincu, et il prouve qu’un tel sujet est simplement crucial.

Car, si l’on prend au sérieux ces risques, cela signifie que notre vie va changer radicalement dans les années à venir.

Les 4 R : Résilience, Renoncement, Restauration, Réconciliation

La résilience : quelles parties de la société souhaite-t-on conserver ? Que faut-il sauvegarder ?

Le renoncement suppose, pour les individus et les communautés, l’abandon de certains avantages, comportements et croyances, car chercher à les maintenir ne ferait qu’empirer les choses. Comme, par exemple, la fermeture des installations industrielles vulnérables, l’abandon de certains types de consommation…

La restauration implique que les individus et les communautés retrouvent des attitudes, des manières de vivre et des modes d’organisation laissés de côté par nos civilisations gavées aux hydrocarbures. Par exemple, rendre des terrains à la nature ; revenir à une alimentation saisonnière ; augmenter la solidarité, notamment par la production des biens et des services à un niveau communautaire, etc.

La réconciliation, c’est nous demander : « Que pouvons-nous retrouver qui nous aiderait à faire face aux difficultés et tragédies à venir ? »

Adaptation Radicale et les 4 R Resilience Renoncement Restauration Reconciliation
@Marie Doucedame

Entretien avec Jem Bendell

PABLO SERVIGNE
Bonjour Jem, je suis heureux de te parler, après tous ces mois à lire et voir des vidéos sur le mouvement Adaptation Radicale ! Tout d’abord, comment en es-tu venu à penser qu’un effondrement était « inévitable » ?

JEM BENDELL
J’ai travaillé dans plusieurs pays sur les questions de durabilité pendant 25 ans, notamment avec les Nations unies, les ONG et le secteur privé.
Cette expérience m’a permis d’analyser pourquoi les changements positifs étaient éclipsés par ce rouleau compresseur de cette société industrielle consumériste en perpétuelle expansion.

Je savais que nous avions besoin de plusieurs décennies pour modifier en profondeur les cultures et les économies. Je savais que cela devait venir de la base, car j’avais rencontré de nombreux dirigeants dans différents pays et découvert leur manque de connaissances et leur sens limité des responsabilités. Je pensais que nous avions ce temps pour tenter un changement majeur… jusqu’à ce que j’examine les dernières données scientifiques sur le climat et les écosystèmes !

Mon opinion sur l’inévitabilité d’un effondrement de cette société est aussi une autre façon de parler de notre manière à nous, les humains, de rendre cela inéluctable.

J’en viens donc à cette conclusion pas seulement grâce à la science du climat, mais aussi grâce à mes études et à mon engagement dans l’économie et la politique, dans le monde entier, ainsi qu’à ma connaissance des processus de changement organisationnel et social.

PS • Comment ta vie personnelle et académique a-t-elle changé après la publication de ton article fondateur ?

JB • Parmi les bonnes choses qui ont changé dans ma vie, il y a la liberté et l’énergie que j’ai trouvées pour me concentrer sur ce que je crois être le plus important pour moi : travailler sur le plan intellectuel et rencontrer (en vrai ou virtuellement) tout autour du globe des personnes courageuses, bienveillantes et curieuses.

L’impact négatif a été mon incapacité à mettre de côté ce sujet difficile et à profiter de la vie, et aussi le sentiment de responsabilité que j’ai en tant que lanceur d’alerte. Cela m’a rendu un peu ennuyeux – pour moi-même et pour les autres –, ce qui a détérioré les relations les plus importantes de ma vie.

Plus récemment, certaines personnes ont commencé à me critiquer personnellement, afin de nuire à tout ce champ qu’est l’anticipation de l’effondrement, et j’ai donc dû évoluer psychologiquement pour ne pas être trop affecté.

PS • Que dis-tu aux enfants ?

JB • Cela dépend de leur âge et de ce qu’ils ont envie de partager. Quand ils veulent parler avec moi d’écologie, je préfère parler de l’injustice et de la souffrance de notre mode de vie actuel et de ce que nous pouvons faire pour réduire cette souffrance pour toutes les formes de vie.

J’explique comment les gens veulent faire cela, mais aussi que nous sommes piégés par des systèmes que nous ne pouvons plus contrôler et qui nous font nous comporter mal les uns envers les autres et envers nous-mêmes.

Parfois, des jeunes enfants peuvent exprimer ces problèmes aussi bien que n’importe qui. Dernièrement, j’ai réalisé un film avec Oskar, 13 ans, et ses camarades de classe en train de discuter de l’effondrement (voir Oskar’s Quest sur Youtube).

PS • Adaptation Radicale a une approche scientifique, mais prend également soin des gens par un travail émotionnel et spirituel. Tu interagis beaucoup avec des experts, tant des climatologues que des « sages », qui ont une approche très riche.

JB • Après la publication de l’article, beaucoup de gens ont voulu que je concentre mes efforts sur d’autres sciences et sur la recherche autour des risques d’effondrement, afin de mieux expliquer la situation. Comme j’avais déjà conclu que l’effondrement était inévitable, je ne me suis pas senti attiré par d’autres travaux scientifiques, je voulais plutôt explorer comment on vit avec cette perspective et comment aider les personnes qui la découvraient.

Je me suis aussi rendu compte que certaines personnes ressentaient de la tristesse et de la peur sans avoir le temps ni le soutien nécessaires pour traverser ces émotions.

Souvent, la tendance est de plonger dans l’action, ou l’activisme, pour essayer d’échapper à ces émotions désagréables, ignorant qu’elles nous accompagneront jusqu’à la mort.

Une composante de ces affects est ce sentiment que nos actes n’ont pas d’importance face à une telle catastrophe. Certaines personnes ont du mal à faire face à ce sentiment d’insignifiance.

J’ai pris conscience que de telles personnes, agissant à partir d’une panique non traitée, pouvaient proposer des perspectives violentes. J’ai donc réalisé que plus les gens chemineraient au niveau psycho-spirituel et le montreraient aux autres, plus il y aurait d’individus qui éviteraient des comportements psychopathes fondés sur la panique.

PS • Peux-tu nous parler de ce forum, de cette « communauté » d’Adaptation Radicale ?

JB • J’ai créé ce forum en mars 2019 pour permettre aux gens de se retrouver et de développer des initiatives ensemble. L’objectif est d’incarner et de permettre des réponses qui soient ancrées dans le cœur et l’amour. L’accent est mis sur la réduction des dommages et la sauvegarde du monde naturel.

Il y a plusieurs milliers de personnes très actives et plus d’une centaine de bénévoles qui organisent les activités sur différents sujets allant de la thérapie à l’alimentation. Il pourrait devenir un mouvement mondial qui serait organisé par toutes ces personnes qui ont chacune des idées différentes sur la façon d’agir.

PS • Quels types de personnes soutiennent le mouvement ?

JB • Nous n’avons pas fait d’étude poussée, mais il semble que ce soit aussi bien des hommes que des femmes, âgés de plus de 30 ans, issus de classe moyenne et instruits.

Par ailleurs, le forum a récolté environ cent mille livres sterling (près de 111.000€) grâce à des dons privés individuels afin de financer son éventail d’activités gratuites au cours de ses 18 premiers mois d’existence.

Pour que le forum ne devienne pas une ONG intéressée, il vaut mieux qu’il ne dépense jamais plus que cette somme par an et qu’il continue à dépendre de personnes prêtes à travailler soit comme bénévoles, soit avec de faibles rémunérations.

PS • Sur quoi portent tes sujets de réflexion maintenant ?

JB • Je travaille sur la façon dont la culture moderne capitaliste, colonialiste et patriarcale a causé ce suicide mondial. Je pense qu’aujourd’hui, la plupart des professionnels travaillant sur le climat et l’environnement ne se rendent pas compte qu’ils sont à la fois produits par cette culture destructrice et qu’ils la reproduisent à chaque instant dans leur pensée et leur action.

Il s’agit donc d’une critique sociologique profonde qui concerne également nos psychologies individuelles.

PS • Penses-tu qu’il soit possible de désigner un adversaire contre lequel s’unir et s’organiser, afin de réussir à limiter les dégâts ?

JB • Je ne suis pas très favorable à l’idée de désigner un adversaire alors que nous participons tous, à des degrés différents, à cet effondrement. Cependant, il existe un obstacle majeur : c’est le système monétaire.

Par conséquent, les banquiers, les responsables des banques centrales ainsi que les professionnels de l’économie qui continuent leur politique pourraient être mis en cause dans le cadre d’une tentative de transformation et ou de remplacement des systèmes monétaires.

PS • Ton travail est très axé sur le climat, mais il existe d’autres causes d’effondrement de notre société : la finance, la biodiversité, l’énergie, etc. Pourquoi insistes-tu sur le climat ?

JB • Je n’insiste pas du tout sur le climat, mais le fait est que le dérèglement climatique déjà engagé nous force à voir qu’il est déjà trop tard. J’ai passé quelques mois à examiner les différents éléments de l’effondrement de la société et j’ai eu l’impression d’être un sismologue dans un bâtiment alors que le tremblement de terre avait déjà commencé.

Je savais que d’autres personnes étudiaient l’effondrement et partageaient ces preuves, je n’ai donc pas besoin de tout détailler sur le plan scientifique.

Personnellement, je pense que l’effondrement de la société, dans de nombreux pays avancés, sera d’abord dû à un effondrement financier. Il y a fort à parier que la plupart des médias ne feront pas le lien avec l’effondrement environnemental comme facteur contributif.

Par exemple, les gens ne parlent guère des facteurs environnementaux à l’origine de l’épidémie de coronavirus. Je connais même des gens qui ont vu leur maison brûler en Californie et qui préfèrent désigner des boucs émissaires plutôt que d’accepter qu’ils sont en réalité des réfugiés climatiques.

PS • Ne penses-tu pas qu’il est possible d’engager simultanément des politiques d’atténuation, d’adaptation et d’adaptation profonde ? Sont-elles vraiment incompatibles ?

JB • J’encourage les gens à se pencher sur les actions locales et les politiques possibles qui peuvent contribuer à la fois à l’atténuation et à l’adaptation, ainsi qu’à aider les sociétés à se préparer à un effondrement futur.

Par exemple, une mesure politique utile, si elle est conçue intelligemment, serait de mettre fin aux activités bancaires hors réserves et d’aligner les prêts bancaires sur les stratégies nationales et locales face à la crise climatique. Investir dans les pratiques agroécologiques et les réglementer serait également utile tant pour l’atténuation que pour l’adaptation.

PS • Que manque-t-il au mouvement ?

JB • Peut-être un programme et un effort explicitement politique basés sur un engagement en faveur de la justice sociale, avec comme horizon la fin ou disons la guérison de l’exploitation destructrice d’autres personnes par les sociétés modernes.

PS • Y a-t-il quelque chose que tu voudrais dire à un lectorat très au fait de l’effondrement ?

JB • Oui. Les religions du monde et leurs leaders vont devenir très importants dans les prochaines décennies. Ils pourraient rendre les choses meilleures ou pires.

J’encourage les personnes à proposer aux institutions religieuses de s’engager dans des manières plus ouvertes spirituellement d’aborder la foi et ses implications, dans un monde qui est sur le point de subir de terribles bouleversements.

Une communauté francophone en devenir

Un groupe en ligne se réunit chaque semaine pour partager ses réflexions (et émotions !) sur l’Adaptation Radicale.

Il a à cœur de partager ces idées avec le grand public et dans le mouvement collapso, qui ne la connaît pas encore bien.
En cause : la barrière de la langue.

Le Forum francophone : https://framateam.org/adaptation/channels/town-square
Le site francophone : https://adaptationradicale.org/

Pour aller plus loin :

Lire également :

  • Les Communs de l’adaptation radicale : https://escapethecity.life/?p=15053

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