Dans notre relation enfant-adulte, il est temps de basculer d’un système basé sur la domination à un écosystème d’interdépendances. Pourtant, les conditions matérielles ne sont actuellement pas réunies. Quels premiers pas pour déblayer et construire un milieu propice ? Et surtout, quel sens à un changement si profond en ces temps de fer ?
Dans l’école où je travaillais, sur une étagère de la salle d’étude, dans une étroite pochette cartonnée, entre une frise des siècles et quelques cartes historiques, sont glissés de discrets petits livrets illustrés.
Sur l’un d’eux, un dessin représente la «transmission par voie orale». C’est une aquarelle montrant un vieil homme contant une histoire à plusieurs enfants, captivés, envoûtés par son récit, qu’il relate probablement d’une voix vibrante. L’ambiance est mystérieuse à la lueur d’un feu de camp qui ouvre l’imagination, nourrit les rêves, et, tout en parlant d’un passé dont on ne sait s’il est réel, un feu qui ouvre un futur… un grand éventail de possibles.
Ainsi j’aime m’asseoir au sol, conter des histoires aux enfants nouveaux ou déjà grandis, une histoire de la vie, des humanités… Conter la beauté et le sauvage, nommer, ouvrir, questionner ou suspendre.
Jamais nous ne cessons de grandir, comme la vie qui transforme la mort en renaissance, en un morphing continuel.
L’enfant est un géant à ce jeu. Il est ce mystérieux funambule sur le fil de son histoire, touchant et goûtant, apprenant à jongler avec les idées, s’exerçant sans complaisance à manier les concepts, alors que l’ancien, se croyant sage, se proclamant adulte, a stoppé son mouvement, son jeu, pour figer ses connaissances en certitudes.
Mots empruntés
Le mot «enfant» est emprunté au latin infans, «qui ne parle pas», lequel se rattache à une racine indo-européenne signifiant notamment «éclairer».
Le mot «adulte» est emprunté au latin adultus, participe passé de adolescere (cf. adolescent), qui signifie «grandir».
L’enfant qui guide par ses explorations libres, tel un éclaireur passionné, permet à l’aîné de grandir. Celui qui grandit partage les mots issus de ces explorations ; l’enfant en construit des connaissances.
L’interdépendance qui relie ces êtres est bâtie d’amour, cet instinct primordial qui a permis à l’humanité de vivre parmi les autres êtres vivants. J’y tiens. Je persévère à y croire.
Nous sommes tous dépendants : d’autres personnes, d’êtres vivants, de systèmes écologiques, économiques, politiques… Nous avons à déconstruire le mythe de l’autonomie individuelle complète, intégrale. Nous sommes tous interdépendants. Si l’une des relations assurant une partie de notre survie disparaît, c’est tout l’ensemble qui en est bousculé.
La perspective d’un effondrement systémique remet en lumière ce système en recherche permanente d’équilibre nouveau.
Le nouveau-né est autant dépendant de ses parents qu’un adulte de quelque chose, et pas plus. Simplement autrement. Le premier ne peut survivre sans l’attachement fort à sa mère et à sa tribu. Le second ne peut survivre sans ses connaissances… ni sa tribu.
Le temps de l’ignorance
L’enfant, notre système actuel le préfère innocent, mignon, avec un aspect fragile. Le mot «innocent» est emprunté au latin innocentis, «qui ne fait pas de mal, inoffensif». Tant qu’il est innocent, l’enfant ne (nous) fera pas de mal ? En fait, plutôt qu’innocent, il me semble plus juste de dire «en état d’ignorance». L’ignorance s’efface lorsque arrive la possibilité d’expérimenter, d’apprendre, de constituer des connaissances.
Un enfant en liberté de s’informer acquiert la capacité de développer son esprit critique et donc de choisir autre chose que ce que lui propose son environnement. De sortir des cases. Initié, en souverain de son royaume, il devient responsable de ses actes, à hauteur de sa conscience, comme nous le sommes, à hauteur de notre conscience.
Nous pouvons ainsi questionner le statut, la responsabilité et la justice des mineurs avec ce nouvel éclairage. Qu’en serait-il d’une vague d’enfants ayant la liberté de s’informer, de se former par initiation, soutenus par des adultes inspirants, au service de leurs potentiels, réunis pour créer ensemble une société responsable, juste ? J’en rêve.
De manière plus large qu’une simple école, espace limitant, ouvrons-lui donc l’accès à des espaces d’exploration tels que des bibliothèques réunissant de multiples ouvrages scientifiques, philosophiques, encyclopédiques, et des salles d’études riches en matériel d’expérimentation… tout autant que nous lui ouvrons l’accès aux forêts sauvages, aux bords des ruisseaux, à la vie partagée avec les animaux non-humains.
Un mot parlé ou tracé dans un livre incarne une histoire, des mémoires, témoigne du passé, prépare un futur.
Le son enrobe ou choque, soutient ou délaisse. Permettons-nous une exploration savoureuse par ce que le linguiste Alain Rey appelle un «baptême du monde par les mots». Du choix de nos paroles et de nos écrits découle un «à venir».
Imagination, source d’innovation
L’imagination est la faculté d’inventer de nouvelles images, de créer en combinant des idées, tandis que l’imaginaire concerne ce qui n’existe que dans notre imagination.
Observons au quotidien comment nous avons tendance à plonger l’enfant dans notre imaginaire par le biais de croyances. Ce monde intérieur nous appartient et enferme l’imagination de ces enfants à l’intérieur des limites de ce que notre cerveau crée.
Et si l’histoire de la langue modèle et nourrit toute culture, un effondrement de notre civilisation thermo-industrielle nous amène à repenser aussi le vocabulaire que nous employons, par lequel se structurent notre pensée et donc nos relations, pour ouvrir de nouveaux possibles. Innover.
Et puis… en pleine rédaction de ce texte, une conversation, portant sur les systèmes déjà effondrés, la tension vécue dans certaines zones du monde, du pays ; les abrités en résidences surveillées par caméras et drones, à coup de milliards de dollars ; les sans-abri qui n’ont ni tente ni duvet, harcelés par les forces de l’ordre, quotidiennement ; les femmes violées comme armes de guerre, les enfants… Il m’arrive un goût de «trop tard»…
À quoi bon ? Oui, finalement, à quoi bon introduire ici et maintenant un basculement dans notre mode de pensée, un changement profond ? Toi qui lis, crois-tu profondément en la nécessité de changer radicalement de posture dans les relations que tu nourris avec tes enfants, les enfants des autres ? Crois-tu possible de cesser cette perpétuation de domination ? Crois-tu réellement en cette domination de l’adulte sur l’enfant dans notre civilisation ? Cette violence inconsciente, impensée ?
Là est le premier éclat de pensée. Ce sont les questions que je pose à ma conscience, en recherche moi-même d’un sens nouveau.
Choisir de créer un autre nouveau
Une relation qui se nourrit d’abus et de non-dits est vouée à l’échec, dès le départ. Alors, quel sens cela a-t-il d’endommager cette relation qui peut être épanouissante ?
Si je souhaite donner des chances à cette sérénité dans ma relation avec l’enfant, en équanimité, je lâche l’ascendance sur lui et j’apprends à accueillir la quiétude de la relation d’entraide. Je ne peux en faire l’économie. Ce n’est pas simple à faire lorsque ma propre enfance est imbibée de ce mode de contrôle inconscient par l’adulte.
Perpétuer ne signifie pas éternellement répéter, mais bien «éternel nouveau».
À chaque génération, des maux, des paroles, des comportements semblent se transmettre. La perpétuation de ces violences n’est pas inéluctable. Nous pouvons voir que chaque génération a choisi de créer à nouveau quelque chose de connu. Il nous est donc possible de créer un autre nouveau… une relation basée sur l’amour.
Basculement hors de la tribu
Pour cause de troubles de santé, voilà deux mois que je n’entends plus les bruits de l’école. Un silence remplace les paroles des enfants. Deux mois que mon esprit garde l’image de leurs yeux pétillants, avides de découvertes, de leurs mains agiles en manipulations diverses.
Ce matin, je prends conscience que, sans leur présence quotidienne, j’ai l’impression de ne plus grandir. D’un coup, les mots posés, là, sur ces pages, prennent une autre saveur. Je ne peux vivre sans ma tribu. L’enfant en fait partie.
Ce fils, cette fille de la vie, qui s’offre tant et qui m’offre tant. Je suis à son service. Je mets mon expérience au service de la puissance de ses potentiels. Il n’y a que cela qui est. Cet amour qui nous traverse est la seule vibration qui puisse créer cela : l’ouverture, la quiétude, le plaisir d’être ensemble, la chaleur du partage, le courage de traverser l’épreuve, nourri de se sentir soutenu et de soutenir l’autre.
Créer un nouveau monde, en soi et autour de nous.
Le vide de l’absence, par ces mois d’arrêt loin de l’école, ce mal-être que je ressens. Je comprends enfin. Sans l’enfant, il y a une perte de sens. Pour qui créer un autre monde si ce n’est pour lui ?
L’enfant est l’élément fondateur de la tribu. C’est lui qui nous guide, nous éclaire sur le chemin à explorer. C’est lui qui nous rappelle que seul l’amour est source d’attachement, de confiance et de dignité. La question de ce que nous voulons vivre dans la relation avec l’enfant est au centre de tout. À chaque instant.
S’inspirer des peuples racines, inventer des rituels, apprendre à dire ce que notre corps crie, apprendre à écouter vraiment, profondément, apprendre à tendre la main, apprendre à vivre ensemble et à accueillir ce qui nous bouleverse au plus profond. Un chantier à entamer en soi, ici, entre nous, avec les autres.
Alors, toi, lecteur, lectrice, viens donc t’asseoir au coin du feu. Là, au chaud, près des flammes qui fascinent et de la ronde d’enfants éclaireurs. Imagine que chaque mot conté ouvre des portes du passé, de ton passé, que tu puisses remonter à la source des histoires, de ton histoire. Te baigner dans cette connaissance nouvelle, comme un «baptême du monde par les mots». Ton monde.
Moi, je m’installe parmi tous ces gens, couverture sur les épaules, heureuse de voir les sourires dans les yeux autour de moi. Il reste des places sur les bancs, permets-toi de te sentir accueilli. Pleinement. Inconditionnellement… Bienvenue.
Référence étymologiques
Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, sous la direction d’Alain Rey.