Après moi le déluge ! Ou comment réensemencer nos récits

Comment sortir des “récits de la domination” pour changer de paradigme, par Mathieu Petot.

Les récits façonnent nos imaginaires. Ils forment depuis notre enfance des structures narratives qui nous servent de référence, de modèle, de ligne d’horizon. Ils nous proposent toute une galerie de héros auxquels, par mimétisme, nous aspirons à ressembler. Ainsi cherchons-nous, sans même nous en apercevoir, à réécrire dans le réel des motifs de ces récits, ou, du moins, à être en adéquation avec eux.

Textes fondateurs

Les plus importants de ces récits sont ceux qu’on appelle les textes fondateurs. Ces derniers, en tête desquels figurent les textes sacrés – en particulier la Bible et les mythes gréco-romains -, ont inspiré la vie spirituelle de notre civilisation et jusqu’à l’organisation même des cités. Tous ont pour caractéristique de questionner la place de l’homme face au divin et son attitude face aux autres formes de vivants.

Dans la Bible, après la Création du monde, Dieu invite l’homme à « assujettir » la Terre et « dominer » les animaux (Genèse, 1-28). Fort de cette position prééminente dans la Création, l’homme ne va guère faire preuve, on s’en doute, de juste mesure ou d’humilité. Pour leur mauvaise conduite, les hommes seront punis et quasiment anéantis par une pluie de 40 jours et 40 nuits1. Heureusement, quelques élus (Noé, sa famille, un couple de chaque espèce animale) échapperont au Déluge et seront sauvés in extremis, avec pour mission de repeupler la planète après la décrue.

Récits de domination

L’harmonie revient-elle, une fois la Terre « purifiée » ? Point du tout. L’hybris, cet orgueil démesuré qui amène l’homme à se concevoir au-dessus de sa condition, est toujours bien présente. Et l’histoire se répète. Nouveaux excès, nouvelles catastrophes : après l’eau du Déluge, c’est le feu qui s’abat sur Sodome et Gomorrhe, puis Babel qui s’élève et s’effondre, dans un éternel recommencement…
Les mythes grecs sont eux aussi plein de cette transgression coupable. Bon nombre de ses « héros » ont une telle volonté de puissance qu’ils finissent tôt ou tard par désobéir, s’élever momentanément mais avec gloire, avec de se perdre en oubliant tout sens de la mesure. Le mythe de Prométhée dérobant le feu sacré de l’Olympe en est l’archétype. L’histoire d’Icare qui croit pouvoir s’approcher impunément du Soleil et se brûle les ailes, ou bien celle de Phaéton qui prétend avoir la force nécessaire pour tenir les rênes du char céleste et meurt foudroyé après avoir manqué d’embraser la Terre, rejouent le même drame.

Toutes ces histoires sont emblématiques d’une vision du monde : celle dans laquelle le « héros » est un individu qui cherche à s’affirmer coûte que coûte au-dessus de la mêlée, n’hésitant pas à violenter la nature, la société ou la cohésion des êtres pour satisfaire ses désirs, quitte à mettre en péril un équilibre qui le dépasse.

Ces récits – qu’on serait tenté d’appeler les « récits de la domination » – sont-ils encore d’actualité ? Il semble que oui. On trouve aujourd’hui leurs avatars dans la culture populaire, par exemple dans les comics américains dont le succès est mondial. Songeons à Ironman (alias Tony Stark, l’industriel milliardaire) qui grâce à une armure à la technologie de pointe (sans qu’on ne parle jamais de l’impact des matières premières utilisées) devient un superhéros, un surhomme aux pouvoirs quasiment divins, toujours prêt à faire régner l’ordre (le sien) et à « sauver » le monde (c’est-à-dire en détruisant « les méchants »). De façon plus réaliste, dans la société civile, certains individus richissimes aux activités économiques florissantes font figure de génie ou de modèle à suivre. Le cas d’Elon Musk est sans aucun doute le plus éloquent.

Un autre imaginaire

Mais à vouloir toujours plus de gadgets high-tech, à inonder le ciel de satellites, à rêver d’aller sur Mars, plutôt que de s’occuper des crises environnementales, ne risque-t-on pas, comme Icare, de perdre la Terre ? Ces récits ne favorisent-ils pas l’individualisme, une manière d’être au monde sur le mode du consumérisme, et l’absence de vue longue ? Finalement, ces « récits de la domination » ne seraient-ils pas tout simplement une des causes des crises que nous traversons ?

Si nous voulons changer de paradigme, nous ne pourrons pas faire l’économie d’un autre imaginaire. Après tout, d’autres récits existent. Les amérindiens, par exemple, mettent en scène des héros (souvent anonymes) qui cherchent à dialoguer avec les bêtes pour trouver un terrain d’entente. Ce genre de récit n’a, pour le moment, pas rencontré beaucoup d’échos dans nos sociétés « modernes ». D’autres révolutions sont cependant en cours : le pape François bouleverse aujourd’hui la position conservatrice de l’Eglise en adoptant une posture proche de celle de St François d’Assise (jusque là assez marginale), celle de l’« écologie intégrale » : l’homme n’est pas le centre de la Création, il en fait partie ; il n’en pas le possesseur mais le jardinier ; la Terre est notre « maison commune » ; la nature est emprunte de sacré et la souiller est un péché…

Cette bataille des imaginaires ne saurait se gagner, non plus, sans réussir à mettre à distance les « anciens récits », partis pour hanter encore longtemps notre mémoire collective. Sans prendre conscience, dans un premier temps, de leur simple présence. Sans saisir, ensuite, ce qui « cloche » en eux. Sans les détourner, enfin, de l’intérieur pour les amener à exprimer un autre idéal, à nous inspirer non plus pour le pire mais pour le meilleur. Il s’agit ici non pas de leur faire la guerre, mais de les réorienter. En un mot, de les réensemencer.

Mathieu Petot est auteur du roman Le bon grain de l’ivraie (Librinova, 2023).

À propos du livre : C’est ce drôle de défi que relève un conte philosophique (2e édition en janvier 2023) : Le bon grain de l’ivraie de Mathieu Petot. Dans un récit truffé de références et de fantaisie, réécrivant de manière moderne et loufoque le mythe de l’arche de Noé, c’est toute l’Histoire des hommes qui passe au crible.

Dans ce récit, le personnage principal n’est pas le patriarche sympathique, à la barbe blanche, que l’on connaît, c’est – par un amusant pied de nez – un vieil ermite athée, misanthrope et quelque peu brutal. Rentrant dans les coulisses du mythe, nous voyons Noé et ses fils monter dans ce qui va devenir l’arche, un peu par hasard. Leur gestion à bord du vaisseau fera craindre le pire : des innocents sont laissés à la mer, des animaux disparaissent mystérieusement, l’arche elle-même prend feu… À travers ces images frappantes, difficile de ne pas songer à la question des migrants, à la 6e extinction de masse, à l’épuisement des ressources et autres grands bouleversements. Mais c’est surtout l’après-déluge qui retient l’attention. Le moment où les hommes retrouvent la terre ferme permet à l’auteur de s’interroger sur la banalité du mal qui s’est installée progressivement dans nos sociétés. Plus loin, on imagine les modalités d’un nouvel équilibre où la relation à la nature, l’émerveillement et la spiritualité sont à repenser.

Et s’il fallait, en fin de compte, cesser de vouloir « séparer » le bon grain de l’ivraie ? Voir grandir le bon grain tout en laissant une place au mauvais ? Tisser de nouvelles alliances entre les vivants de ce monde ?

Le grand olivier de cette histoire n’est pas sans rappeler l’arbre de la connaissance du bien et du mal, ni son voisin l’arbre de vie du jardin d’Eden. Il emprunte également à la symbolique du fameux Yggdrasil, l’arbre-monde des anciens Nordiques, qui tangue mais ne rompt pas.

En croisant les mythologies, ce livre est une pierre posée dans la compréhension des maux d’aujourd’hui. En réfléchissant à leur sens de manière fertile et originale, il construit un « nouveau récit » pour le monde de demain.

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